ITW // Cristina Daura

Palettes primaires et abstractions hermétiques. Par Thibaut Hofer

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Cristina Daura peuple ses illustrations de sujets sans visage et idéalisés, plaqués sans fard et sans filtre par des couleurs primaires vives et contrastées, d’objets disparates au symbolisme hermétique et de smileys au sourire et au propos énigmatiques. Dans l’approche de la Barcelonaise, le surréalisme le dispute à l’abstrait, le banal au tragique dans des compositions hors normes et hors cases qui donnent au spectateur-lecteur un espace d’interprétation propice aux niveaux de lectures les plus personnels.

cristinadaura.tumblr.com

Quel est votre parcours et comment êtes-vous devenue illustratrice ?

J’ai grandi dans une famille avec une mère généticienne, un père entrepreneur et un frère cadet de trois ans. Mais ils sont tous fous, ont beaucoup d’humour et s’intéressent à la culture, la musique. Et surtout mon frère m’a montré toutes les bandes dessinées, les films, livres et trucs décalés qui m’ont poussé à être ce que je suis. Ça pourrait être ça, mon parcours. Dessiner était ma passion première, mais je ne savais pas comment en vivre ou même si c’était possible : je pensais qu’il fallait être artiste et peindre des aquarelles. J’avais zéro idée mais je ne pouvais pas me voir faire autre chose que du dessin. Et au cours de ma première année d’université, une fille que je connaissais m’a dit que je devrais faire de l’illustration, vu la façon dont je travaillais. Elle m’a montré où apprendre et j’ai fini par quitter les Beaux-Arts et étudier l’illustration à La Escola Massana. Devenir illustratrice n’a pas été facile et je continue à penser que c’est une profession qui requiert de l’assiduité et beaucoup de travail.

En 2014 , vous avez dessiné douze pages dans Todas Putas : Los Cuentos Gráficos, une bande dessinée collaborative. Que pouvez-vous nous dire de ce projet ?

Ce projet est sorti de nulle part (comme la plupart des projets) et alors que je travaillais à mi-temps comme baby-sitter. Carla Berrocal (une dessinatrice espagnole très douée) était chargée, avec la maison d’édition espagnole Dibbuks, de la coordination de la publication graphique Todas Putas, un ouvrage publié en 2003 par l’écrivain Hernán Migoya. Un recueil de différentes nouvelles sur la façon dont les plus pitoyables et terrifiants hommes voient et traitent les femmes. L’idée était de publier le livre avec la version graphique de tous les récits à travers le regard de toutes les dessinatrices. Carla m’a confié celui avec le contenu le plus cru : le récit d’un pédéraste. L’histoire originale ne faisait que deux pages mais j’ai pensé qu’il serait intéressant de créer un récit plus long, sans dialogue, en faisant simplement comprendre au lecteur le déroulement d’après ses propres réflexions, y mettre de la tension, du détail, et élaborer une relation entre les planches dessinées et le lecteur.

Quand cela m’a été proposé, je collaborais sur des zines indépendants, je créais mes propres bandes dessinées, mais je n’ai jamais eu de commande professionnelle, et c’était donc une porte que je pouvais ouvrir et faire tout ce que je voulais. Je pense que ce projet, et plus tard La Ciudad en Viñetas, ont été les deux premiers projets où j’ai senti une implication personnelle.

C’est à ce moment que vous avez commencé à vous intéresser à la bande dessinée abstraite, qui semble être aujourd’hui une de vos influences majeures ?

Non, j’ai commencé à m’y intéresser il y a longtemps. J’ai toujours lu des bandes dessinées. Quand j’étais enfant, avec mon père et mon frère, plus tard seule, avec toutes les bandes dessinées underground sur lesquelles je pouvais mettre la main, et plus tard encore avec la nouvelle vague de bande dessinée abstraite. De manière générale, raconter des histoires et l’excitation de réaliser des bandes dessinées a toujours été en moi. Mais ce que j’ai tenté de faire dans mon travail, c’est combiner l’illustration et la bande dessinée, pour raconter une illustration.

Comment votre pratique artistique a-t-elle évolué à travers vos projets pour atteindre votre style actuel ?

Je pense que lorsqu’on aime dessiner, on ne cesse jamais d’évoluer. On n’est pas la même que l’année précédente, et par conséquent le travail continue à progresser. Parfois par grandes étapes, parfois par petites étapes. Je pense que si on garde l’esprit ouvert et qu’on cherche de nouvelles motivations, le message change. Ou au moins cela change la façon de l’expliquer.

Selon vous, que traduisent ces récits graphiques ?

Je pense que chacun devrait avoir sa vision et son propre ressenti en les regardant ou les lisant. Certains de mes amis me disent : « Oh tu essayais de dire ceci, non ? », et je réponds : « Non, mais j’aime ton point de vue. » En général, tous mes travaux s’appuient sur des sentiments et des histoires personnelles. Ce sont des clins d’œil aux amis et aux personnes que j’aime. Certains récits reposent sur des anecdotes particulières, d’autres sur d’horribles sentiments ou situations que j’ai vécues. Et j’imagine que les gens font le rapport avec un élément qu’ils pensent personnel et le glissent dans leur vie. Et puis la couleur prend place, qui à mon avis est un autre outil avec lequel les illustrateurs/artistes jouent pour exprimer des sentiments et se connecter à d’autres personnes.

Votre trait fin et précis, et vous couleurs primaires unies reflètent une approche minimaliste. Qu’est-ce que cela révèle de votre processus et de vos intentions ?

Cela révèle que j’essaie d’exprimer quelque chose par la couleur et que la couleur peut nous aspirer et nous faire ressentir des émotions.

Le smiley est un élément récurrent dans vos œuvres, surtout sous forme de masque pour cacher les visages de vos personnages. Quel est votre but ici ?

La première fois que j’ai utilisé le smiley dans une démarche personnelle, c’est juste après une grosse déception amicale. Quelqu’un que je voyais comme un ami a rompu avec moi, notamment en raison de ce que je suis. Et comme lorsqu’on rompt avec quelqu’un qu’on aime (comme un partenaire), on se sent meurtrie, avec une estime personnelle en berne et beaucoup de doutes. J’étais dans mon studio et j’ai saisi mon crayon pour commencer à dessiner un autoportrait avec un masque de smiley. Je voulais en extraire l’idée que malheureusement il faut porter un masque pour faire croire aux gens qu’on est heureux et gentil. Qu’il n’y a pas de place en ce monde pour les personnes tristes, critiques ou n’importe quel trait de caractère méprisé par la société. C’est là que j’ai commencé à introduire le masque smiley dans mes illustrations, comme une façon d’expliquer la tristesse, une façon d’expliquer une rupture.

Quels thèmes ou ambiances développent le mieux votre talent d’artiste ?

Les histoires personnelles et sordides que je lis. Des histoires qui expliquent des situations courantes, parfois surréalistes, mais toujours courantes.

Quelle bande dessinée recommanderiez-vous et pourquoi ?

Je ne peux pas n’en choisir qu’une… Je peux relire beaucoup de bandes dessinées, de Daniel Clowes, Charles Burns, Chris Ware, Phoebe Gloeckner à Olivier Schrauwen, Lorenzo Montatore, María Medem, etc. Tout ce monde me fait dessiner davantage.

Toutes images : © Cristina Daura

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